• Le joli petit canard

    Tout le monde connaît l'histoire du vilain petit canard. On sait quelles furent ses souffrances tant qu'on le crut et qu'il se crut un canard mal fait. On sait aussi à quel point il s'efforçait de vivre comme tous les canards, et même de devenir un joli canard, afin d'obtenir l'amour de chacun. Sa mère disait de lui : " C'est mon enfant aussi." Cet aussi lui perçait le coeur, et il eût préféré qu'elle ne dît rien.

     

     

    Quand il lui fut révélé qu'il n'était pas un canard mais un cygne, l'un de ces beaux oiseaux blancs qu'il avait admirés de loin et enviés, il ne se tint plus de joie et oublia les douleurs passées. Il pardonna de bon coeur à tous ceux qui l'avaient persécuté par ignorance, et crut qu'il allait désormais être heureux.

     

     

    C'est là qu'Andersen s'est arrêté. Comme d'autres histoires s'arrêtent au moment où les gens s'embrassent, où ils s'épousent, où ils ont beaucoup d'enfants. Sur un bon moment, là où l'on est en droit de supposer que tout va aller bien. Tout le monde est content, le lecteur à qui l'on donne l'espoir de bien "finir" sa propre histoire, et qui en supporte mieux les vicissitudes, l'auteur qui s'est fait plaisir, et tous ceux qui ne lisent pas mais à qui les lecteurs transmettent leur optimisme.

     

     

    La vie, elle, ne s'arrête jamais, ni sur un bon ni sur un mauvais moment. Elle continue seulement, aveugle et puissante comme un fleuve.

     

     

    Le vilain petit canard fut emporté par elle. Il fut donc cygne, un cygne très ordinaire, aussi beau que tous les cygnes, sauvages surtout. Il respira à sa mesure, s'éprit de liberté et de grands espaces, mena la vie normale de son espèce. Mais, de même qu'il n'avait pas été un canard comme les autres, il ne fut pas non plus un cygne tout à fait semblable aux autres cygnes. Ceux-ci ne s'interrogeaient jamais sur eux-mêmes, sur leur beauté, leur liberté, la force prodigieuse de leurs ailes qui pouvaient les emporter si haut, si loin. Ils ne ressentaient nul privilège et jugeaient que leur belle vie leur était due. Notre cygne au contraire, qui se souvenait d'avoir été canard, parce qu'il avait durant son enfance été traité comme tel, goûtait avidement chacun des plaisirs qui lui étaient donnés, en rendait grâce, s'extasiait. Et puis, il lui était resté de sa petite enfance une sensibilité très vive, accrue encore par les mauvais traitements, et sous les plumes éclatantes de blancheur, sous les ailes puissantes qui l'enlevaient, grelottait une âme malingre et souffreteuse, craintive toujours, comme si son bonheur était usurpé et pouvait sans préavis lui être ôté. Ce n'était pas pourtant un bonheur bien scandaleux, il n'était pas un bien grand cygne, et il avait bien mérité un peu de calme et de réjouissance. Mais il avait une mémoire précise et une conscience exigeante. Il se rappelait ses frères qui barbotaient toujours dans le vivier au fond du jardin, qui enfonçaient leurs palmes dans les crottes de la basse-cour et se querellaient pour une tête d'anguille. Il avait oublié leur méchanceté à son égard. Il pensait à sa mère qui avait eu pour lui des élans d'affection car il nageait bien.

     

     

    Il lui prit l'envie de les revoir. Il pensait, en sa naïveté, que sa mère serait fière de le voir devenu si beau, si grand. Elle l'avait couvé, élevé, c'était sa mère. Il entreprit un long voyage à sa recherche. En chemin, il rencontra des cygnes domestiques qui mendiaient des croûtons dans les canaux mal tenus d'un jardin public, et apprit que le sort des cygnes n'est pas nécessairement enviable. Il fut tenté de partager leur vie, par humilité et compassion, en souvenir de ses frères canards. Mais le goût de l'espace l'emporta et il reprit son vol.

     

     

    Il finit par retrouver sa famille. Comme l'enfant prodigue, qu'il n'était pas, il s'imaginait de chaudes retrouvailles, sa mère attendrie et fière, ses frères et sœurs plus sages et mieux intentionnés. Mais quand, passée la première frayeur de ce grand oiseau s'abattant au milieu de la basse-cour, les canards surent à qui ils avaient affaire, ils ne firent qu'envelopper d'hypocrisie leur sotte envie et leur rancune. Sa mère lui fit beaucoup de compliments et le montra partout. Il raconta ses voyages, décrivit des pays, des moeurs. On ne lui pardonna point d'être si intéressant. Il croyait vivre là, du moins quelques temps, mais on lui fit comprendre qu'il n'avait pas sa place, qu'il ne l'avait jamais eue, d'ailleurs. Sa mère elle-même se mit à lui décocher de ces petites flèches qui ne blessent pas ouvertement et dont on ne peut faire état. Elle lui vantait les mérites de toutes ses couvées de canards et, quoi qu'il fît ou dît, ne fît pas ou ne dît pas, il eut toujours tort.

     

     

    Il s'en alla, aussi tristement que la première fois. Il connut de nouveau l'ivresse de l'altitude, la volupté de s'appuyer sur la toile du vent, de glisser dans les airs en embrassant des plaines et des montagnes, de mirer le soleil sur son plumage blanc, et bien d'autres joies encore que les cygnes sont seuls à connaître. Mais toujours, toujours lui resta cette tristesse, cette amertume, cette souffrance d'enfance dont on ne peut guérir.

     

    Quand il mourut, il chanta comme on dit que chantent les cygnes. Ceux qui l'entendirent frissonnèrent. Ils se demandaient où cet oiseau qu'ils supposaient heureux avait bien pu puiser cette science de la douleur. Ils ignoraient que tous les cygnes ont d'abord pataugé dans la mare aux canards, qu'ils ont désiré ardemment s'élever dans les nues et que, lorsqu'ils ont réussi à s'alléger enfin pour s'envoler, ils se sentent bien seuls et n'ont de cesse qu'ils n'aient fait venir auprès d'eux toutes les canes, tous les canards et canetons d'autrefois, tous les vilains petits cygnes qui eux aussi crient leur solitude et leur soif de paradis.

     

    Hélène Aribaut

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